Comme un oiseau sur la branche (Attali)
LEXPRESS.fr du 22/01/2008
«Dites-le dans votre rapport, parce que moi, je ne peux pas.»
Préparer ce rapport sur la croissance fut l'occasion d'un formidable voyage en France : des centaines d'auditions, des dizaines de milliers de suggestions, et trois conclusions majeures.
D'abord, la désespérance croissante des plus fragiles (jeunes, femmes, seniors, minorités), mis à l'écart, oubliés, recevant parfois de l'Etat une indigne obole et comprenant que leur avenir est sacrifié.
Ensuite, l'extraordinaire morgue des élites anciennes (détentrices de rentes, petites ou grandes), accaparant une part immense des richesses produites, vautrées sur leurs privilèges, sachant parfaitement les défendre, sans même chercher à les justifier par un quelconque simulacre de modernisation.
Enfin, la formidable mobilité des élites nouvelles (créateurs, entrepreneurs, chercheurs, animateurs sociaux et éducatifs), dynamiques, imaginatives, mais de plus en plus réceptives aux sollicitations étrangères, de moins en moins loyales envers un pays dont elles ne se sentent pas solidaires, de plus en plus soucieuses de leur avenir personnel, prêtes à partir à la première menace. Elles sont comme un oiseau sur la branche.
Face à cela, l'élite politique et administrative est de plus en plus résignée, de moins en moins courageuse, de moins en moins honnête.
Au gouvernement, dans l'opposition, au Parlement, dans la fonction publique, au patronat, dans les syndicats, chacun sait ce qui ne va pas, connaît les gaspillages, les impasses: tout le monde les murmure en cercle fermé, d'un air entendu, nul n'ose les reconnaître publiquement.
La phrase que j'ai le plus souvent entendue de leur part, tout au long de l'enquête, fut: «Dites-le dans votre rapport, parce que moi, je ne peux pas.» Et, pire, ceux qui ajoutaient: «Si vous le dites, je serai obligé de vous critiquer, mais pas trop fort, parce que je voudrais que ça change, mais je ne peux pas me permettre de le dire publiquement et de prendre le risque de perdre les élections.» Alors, nous le disons dans notre rapport. Et bien des propositions qui s'y trouvent seront critiquées en public par ceux-là mêmes qui nous les ont suggérées en privé.
Ainsi va la France, heureuse, riche, puissante, enviée, prometteuse. Jusqu'à ce que l'envol des derniers oiseaux sur la branche signe son arrêt de mort.
j@attali.com
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